[Dossier furyô] Worst, isolation programmée

Le manga furyô n’est plus vraiment à présenter en France. De nombreux contenus existent sur le sujet et, aujourd’hui, on peut avoir une bonne idée des caractéristiques du genre, de son histoire et des œuvres et artistes qui en ont fait la renommée. Ce qui va davantage nous intéresser dans ce dossier en deux parties, c’est comment deux de ces mangas furyô construisent leur univers et leurs personnages, avec pour point commun la mise en place d’un véritable microcosme qui facilite le développement des thématiques de l’intrigue. Un monde quasi replié sur lui-même, autour d’adolescents cherchant à affirmer leur individualité et qui constitue une grande part de l’identité esthétique de ces mangas. Avant d’aborder l’excellent Hot Road de Taku Tsumugi dans un prochain article, commençons par la guerre urbaine et singulière que Hiroshi Takahashi trace dans Worst.

Suite de Crows, Worst ne s’attarde pas sur Harumichi Bôya et sa génération, qui a quitté le lycée de Suzuran. Comme son prédécesseur, le manga met l’accent sur des affrontements entre groupes de furyô appartenant à différentes écoles, l’escalade dans les combats menant à de nouvelles rencontres et faisant doucement évoluer les personnages vers la fin de leur scolarité. Ici c’est Hana Tsukishima (au premier plan et complètement à droite sur l’image) que nous découvrons, un jeune lycéen venu de la campagne qui débarque dans la ville fictive de Toarushi, pour s’inscrire à Suzuran. La famille d’accueil qu’il fréquente pour l’occasion l’amène à rencontrer Takefumi Sakota, Toranosuke Tominaga dit « Tora », Renji Mutô et Takumi Fujishiro (dans l’ordre à la suite de Hana sur l’illustration). Eux aussi lycéens, ils forment ensemble la famille Umehoshi, du nom des deux adultes aux allures de yakuzas qui l’encadre, Masashi et sa sœur Yasushi.

Si Hana n’accorde que peu d’importance à la hiérarchie au sein de sa nouvelle famille, prendre du galon à Suzuran l’intéresse, contrairement à Harumichi. Une différence simple et évidente entre les deux héros, mais suffisante pour permettre à l’auteur une nouvelle approche sur les relations entre les personnages. Il y a désormais un intérêt plus grand encore pour les ramifications au sein des différents groupes de Suzuran et les conflits d’intérêt qu’ils peuvent avoir, en interne comme avec les autres lycées. Le projet de Hana, devenir le premier banchô (leader) de l’histoire de Suzuran et donc le premier à unifier cette école, résonne avec les aspirations des terminales, génération finissante au moment de l’entrée du héros. Pour Zetton (déjà présent dans Crows), leader des terminales mais qui, comme les autres avant lui, n’a jamais pu rassembler tous les furyô de Suzuran derrière lui, le lycée doit changer.

Bien qu’apprécié pour la liberté que l’organisation des groupes de l’école offre par rapport aux autres, autrement dit il n’y a pas un grand groupe auquel obéir, les anciens élèves de Suzuran ont tendance à mal finir. Après avoir évoqué le cas d’un ancien élève, qui a sombré dans la drogue avant d’être tué par les yakuzas, Zetton appel de ses vœux un sauveur. Un délinquant qui serait, un peu paradoxalement, assez droit pour mener Suzuran sur une nouvelle voie. Et même un retour en arrière quelque part, un peu à l’image des personnages de Crows, ceux que Zetton a connu à son entrée au lycée. Des délinquants prêts à se lâcher entre eux dans le cadre de combats et de relations de groupes codifié-es. Des adolescents en recherche de sensations fortes, limitées par le sens de l’honneur des uns et le je-m’en-foutisme des autres. La conscience de leur jeunesse doit donc rester primordiale, cette période de leur vie ne doit plus être vue comme un sas vers le crime (organisé ou non) et doit redevenir un exutoire éphémère avant le passage à l’âge adulte.

Le vœu pieux de Zetton

S’approprier la ville…

Comme beaucoup d’auteurs et d’autrices dessinant la ville, Takahashi fait bien souvent des transitions en se focalisant sur les hauteurs. Un poteau électrique, un panneau, un lampadaire. Worst se distingue dans sa représentation urbaine, y compris par rapport à Crows, lorsque l’on redescend au niveau de la rue. Les passants sont, la grande majorité du temps, des silhouettes blanches. Des personnages qui animent la ville de manière purement numérique. Tout ce qui pourrait nous donner une idée un peu plus précise de leur personnalité, des traits physiques ou une expression, leur est ôté pour ne laisser que des silhouettes habillées, nous confirmant que Toarushi n’est pas une sorte de ville fantôme où des bandes d’adolescents s’affrontent. Elle n’en reste pas moins un vaste territoire à conquérir, c’est aussi ce que ces silhouettes nous disent. Les furyô ont bien souvent droit à un charadesign complet, sauf si il s’avère nécessaire de mettre en avant seulement quelques personnages. Auquel cas nous les retrouvons également sous la forme de ces fameuses silhouettes blanches.

Zetton (de face) et King Joe (boss du lycée Hôsen, de dos) se croisent

Toarushi est donc essentiellement une ville de furyô. C’est eux qui nous apparaissent et de manière bien trop élevée pour y voir une forme de réalisme. Lorsqu’on les voit ignorer le reste de la population comme nous l’ignorons, dans ce contexte de rapport de force permanent, on commence à se dire que cette ville est la leur. Déjà dans Crows, Takahashi écartait de plus en plus ceux qu’on pourrait considérer comme des « civils », en opposition aux furyô. Ici cependant, la rupture (physique) est nette et le parti pris totalement assumé. Le reste de la population a peu d’importance, seule la guerre de territoire qui se joue et l’ascension de Hana comptent. On peut évidemment y voir une manière d’épurer le récit, une façon de favoriser la multiplication des combats et la diffusion d’un discours. Celui du héros, désireux de tendre la main pour rappeler à ses camarades que le sérieux avec lequel ils prennent leur engagement dans leur gang doit être tout relatif. En témoigne son sempiternel « sans rancune » avant de passer à l’action. Les habitant-es Toarushi ne sont peut-être que des formes quasi impersonnelles durant leur adolescence, ils et elles n’en peuplent pas moins un monde, celui des adultes, que les furyô sont amenés à rejoindre.

On assiste donc à la formation d’un microcosme par le charadesign, mais pas seulement. Les décors sont aussi essentiels à la représentation d’une ville. Les furyô sont ainsi bien déterminés à les occuper afin de se démarquer des adultes et de la vision dominante de l’espace public : un ensemble qui se veut harmonieux, dont l’esthétique est déterminée par les pouvoirs publics. C’est évidemment le tag qui va servir de signe distinctif.

Des noms, des expressions, en somme des inscriptions qui hurlent publiquement l’envie des furyô d’exister, individuellement comme en groupe, dans un environnement qui n’appartient qu’à eux. Il n’y a pas de place physique ou narrative pour les habitants de Toarushi qui pourraient considérer tout cela comme de la dégradation. La réaction passionnée de Sajima, un élève de Suzuran, au mépris de son camarade Sanmon devant les tags présents sur tous les bâtiments de l’établissement, est explicite sur l’importance qu’ils ont dans l’identité du groupe. Ce qui se joue pour lui, c’est l’adhésion à une communauté, contre les adultes et contre les gangs rivaux.

Pour les membres des différents groupes de Suzuran, il n’y a pas de façon plus claire de marquer son territoire. L’omniprésence des tags est une véritable signalisation de leur présence. Le lycée devient un territoire balisé, qui, au-delà de ce qui est inscrit, devient dans son ensemble un symbole de défiance envers le reste du monde. La cérémonie de remise des diplômes est la preuve ultime de cette appropriation de l’espace.

Une bannière officielle qui existe péniblement au milieu des tags et des vitres fissurées. L’annonce d’une cérémonie qui, malgré elle, se retrouve à souhaiter la « bienvenue en enfer » en sous-titre. Une tentative désespérée de sobriété en somme, faite de tissu blanc et d’une calligraphie bien droite, qui ne parvient pas à couvrir un décor chargé de mises au défi stylisées. On comprend alors aisément le rôle quasi anecdotique des adultes dans le manga. Suzuran, et même certains endroits de Toarushi, forment un territoire que les furyô ont pu s’approprier. Ils s’y baladent en permanence, dans une ville où leur place est imposante, où ils ont pu (en partie) effacer la présence de ceux qu’ils contestent. Ils peuvent alors se concentrer sur leurs semblables, qui vont leur disputer une suprématie guerrière censée les aider à s’accomplir physiquement, tout en partageant des valeurs communes.

…et rester en marge

Toutefois, ne pas aborder, ne serait-ce que brièvement, le sujet des adultes et de ce qui ennuie tant les furyô pourrait donner l’impression que leur révolte n’est qu’une posture superficielle. Là-dessus, Hiroshi Takahashi reste fidèle au discours tenu dans Crows. Naoki Sera, le leader du lycée Kawa 2nd, est l’un des personnages qui s’est expliqué clairement sur ses motivations. Alors qu’il s’apprête à affronter Hisashi Amachi, leader du lycée Rindow et principal antagoniste de la série, Sera explique que l’ennui est une des deux raisons qui poussent les furyô à tester leurs limites. Une motivation qui résulte également de l’autre raison, à savoir que les limites posées par les adultes, sur ce que doit être la vie d’un adolescent, les brident. Leur désintérêt pour les études ou le sport les a amené vers une autre voie, où ils peuvent rejeter un moule dans lequel ils ne peuvent rentrer.

Sera (à droite) s’explique devant Amachi (à gauche)

Sur ce point, Sera tient un discours similaire à celui que Harumichi a tenu à Tatsuya Bitô, leader du lycée Hôsen à l’époque, avant leur combat dans Crows. Harumichi reproche à Bitô de se mentir à lui-même sur ce qui le pousse à défier Suzuran. Là où il est sous-entendu que Bitô veut se venger des conséquences d’une bataille passée, Harumichi y voit un furyô comme les autres, qui s’ennuie et donne de la gravité à ses motivations pour aller toujours plus loin.

Harumichi dit ses quatre vérités à Bitô

Sera comme Harumichi connaissent les codes de leur monde et ont une certaine vision du furyô. On y revient : celle d’adolescents qui n’acceptent ni les normes qu’on leur impose, ni un modèle de réussite pré-établi (la scolarité et/ou le sport). Cependant, cette révolte prend la forme d’un jeu assumé, d’une reconnaissance mutuelle autour d’un modèle alternatif. Amachi, en dominant ses hommes par la peur ou en faisant des alliances de circonstances, et Bitô, en exerçant sa soif de revanche sur des personnages qui ne sont pas responsables de son malheur, trahissent ce modèle. Amachi agit froidement et égoïstement. Son individualisme tue dans l’œuf la possibilité pour ses camarades de s’accomplir dans un nouveau monde, alors qu’ils ont repoussé celui que les adultes leur proposaient. Bitô projette ses vieux démons sur des furyô qui n’en sont pas responsables, transformant ainsi le jeu en potentiel combat à mort. Inacceptable pour certains lycéens, pour qui la vie de délinquant est structurée par le temps scolaire et finira avec lui.

Abo, un autre furyô, détaille davantage sur ce qui lui inspire tant de mépris dans la vision des adultes du lycéen modèle.

Si un élément, le fait d’avoir une relation saine avec les femmes, est en réalité loin d’être conventionnel, sa description a le mérite de dessiner un portrait robot de ce qu’il renie. Une coupe de cheveux millimétrée, un temps libre calibré et ce qui est vu comme une soumission aux adultes et à la famille. Dans Worst comme dans Crows, c’est l’impossibilité de définir son temps libre et d’avoir la liberté d’explorer d’autres sentiers que ceux tracés par les adultes qui aboutissent à un rejet violent et à une réaction extrême. Le manga a tout de même une forme de réalisme. On l’a vu, les adultes sont certes écartés mais seulement parce que les furyô sont parvenus à s’isoler, malgré leur assurance en public. Un microcosme qu’ils acceptent pleinement, dont l’un des codes est de rester à l’abri des regards indiscrets.

Bien qu’ils aient leur propre univers, les différents gangs côtoient tout de même quelques adultes ou lycéens qui ne sont pas des furyô. C’est dans ces interactions là que la frontière apparaît. Une brève histoire autour de Sakota, proche de Hana, et Ayumi, un ancien camarade de classe qui est un élève ordinaire, en est un bon exemple. Sakota apprend que Ayumi se fait régulièrement racketter et en est même témoin. Après l’avoir encouragé et poussé à se révolter pour y mettre un terme, Sakota décide d’intervenir dans l’ombre, sans que Ayumi le sache. Sakota évite alors de rendre Ayumi dépendant de lui et ne se mêle pas officiellement d’une affaire censée appartenir à une autre sphère de la société, à laquelle il a tourné le dos.

L’histoire a beau être réglée, Sakota en fait une affaire personnelle, dans l’ombre

On assiste à une scène similaire lorsque des élèves du lycée Hôsen règlent leur compte avec un traître. Un ouvrier, le type de personnage qui aurait dû apparaître sous forme de silhouette blanche habituellement, est témoin du passage à tabac. Ken Ôtani, le second de Hôsen, demande alors à cet ouvrier d’oublier cet l’incident.

Corrélée à la mise en scène de Takahashi, cette demande souligne d’autant plus que cet ouvrier a vu ce qu’il n’aurait jamais dû voir. L’espace d’un instant, les furyô sont apparus sur un chantier public (afin d’y retrouver leur cible), loin des entrepôts vides, des terrains vagues, des berges désertes ou du lycée. En s’en prenant à un personnage qui a une vie active (le collègue de travail de l’ouvrier qui assiste à la scène), et qui appartient désormais à une partie de la population de laquelle ils se tiennent à distance, la frontière a été franchie. Les lecteurs et lectrices voient l’ouvrier de manière aussi nette que les furyô et ces mêmes furyô le regardent, lui adressent la parole, autrement dit ils reconnaissent un personnage appartenant à un univers qu’ils ignorent soigneusement habituellement.

Comme Hana, Sakota ou Sera, ces lycéens reconnaissent un code d’honneur du furyô. Après avoir fait leur besogne, Ôtani présente ses excuses à l’ouvrier.

Ce passage peut paraître paradoxal. Bien que s’opposant farouchement à ce que représente cet ouvrier, Ôtani lui montre un certain respect. Une politesse due aussi au fait que lui et ses camarades lui ont imposé une violence venue d’ailleurs. En plus d’une frontière clairement établie, c’est aussi l’une des scènes qui nous indiquent que les furyô qui croient en ce code-là pensent aussi à leur avenir. Le combat érigé en jeu violent permettant de se révolter et de socialiser, l’adhésion à une nouvelle hiérarchie et l’appropriation d’un espace propice à tout cela qui conditionne un respect (limité) aux autres (adultes, mineurs qui ne sont pas des furyô). Cet idéal ressemble, sur certains plans, à celui des yakuzas. Des mafieux visibles, dominants, qui adhèrent à des groupes fortement hiérarchisés et qui agissent dans l’ombre, à un degré de violence bien plus important.

C’est cette nuance là qui fait que les furyô n’appartiennent pas à ce milieu non plus. C’est ce qui fait également de Amachi le rival de Hana. Le leader du lycée Rindow n’hésite pas à faire signer des accords de reddition, par le sang, aux lycées qu’il soumet. Associée à sa façon de diriger par la peur ou de s’entourer de mercenaires intéressés, cette méthode mafieuse va à l’encontre du code évoqué jusqu’ici. Amachi semble être le grand symbole du furyô dont la jeunesse est un parcours initiatique vers le crime organisé. Un monde de court terme, fait de relations basées davantage sur le sens des affaires que sur une amitié sincère. Des adolescents qui ont perdu toute légèreté, fascinés par le pouvoir que peut leur procurer ce microcosme furyô et qui les prépare à une autre strate de la société japonaise, plus ambitieuse et dangereuse encore.

Hisashi Amachi

L’opposition du héros à cette interprétation du furyô est frontale. Quand Maekawa, leader du groupe des EMOD, et son adversaire Hiruma ne veulent pas en rester là après la fin de leur combat, quitte à risquer la mort, Hana s’interpose fermement.

Après la frontière avec les « civils », Hana place lui la limite avec les yakuzas. Le combat à mort est prohibé, le temps scolaire est rappelé, le tout avec légèreté. Si les menaces d’Hiruma et Maekawa ne semblaient pas sérieuses, Hana s’en est de tout de même assuré. La légèreté et la conviction avec lesquelles il les rappelle à l’ordre viennent définitivement dissiper la tension du combat. Son intervention résume à merveille l’esprit recherché tout le long du manga. Celui d’adolescents pris entre deux mondes, qui cherchent un équilibre à un temps précis de leur vie.

Par le charadesign et les décors, Hiroshi Takahashi peaufine dans Worst un univers déjà bien établi dans Crows. Le développement, plus marqué encore, du microcosme furyô qu’il a créé va de pair avec une narration qui entraîne son héros vers une lutte contre l’aspect le plus sombre de son monde, pour réaffirmer l’insouciance de l’adolescence.

2 commentaires sur “[Dossier furyô] Worst, isolation programmée

Laisser un commentaire